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Dans la riche demeure des Dickinson que six domestiques irlandais peinent à tenir, la nuit se glisse et vient flairer les âmes que le sommeil imperceptiblement détache des corps. Tout le monde dort, on n'entend que l'avare tic-tac d'une horloge une guillotine de secondes et, de temps en temps, le gémissement d'une vieille armoire en chêne (il n'y a rien à faire contre ces rhumatismes forestiers). La nuit monte à l'étage, accueillie comme une bénédiction par la mère d'Emily que la mélancolie flagelle toute la journée, fêtée comme une promotion par le père qui peut enfin faire glisser de ses épaules le sac des conventions plus lourd qu'un âne mort. La nuit redescend, va pour entrer dans le salon, recule devant la pièce illuminée par les bougies : Emily joue du piano. Elle s'arrête ensuite pour écrire tard dans la nuit, ce qui ne l'empêche pas d'être la première levée et de préparer le petit déjeuner de tous.

Ce que l'église a de vivant le babil des flammes des bougies, l'exaltation des cœurs pour un absent, le congé miraculeusement donné au monde marchand ,elle le fait sien. Aux psaumes, elle emprunte leur scansion pour jouer au piano. Avant de s'asseoir devant l'instrument, elle couvre d'un tissu les octaves supérieures et inférieures, de manière à retrouver le son du tout premier piano sur lequel elle a appris à jouer La tombe de Bonaparte et Les vierges ne pleurent plus. À quatorze ans elle joue ces airs populaires puis elle les quitte, improvise. Elle intitule un air de sa composition « Le diable ». Ceux qui l'entendent le jugent étrange. Dans la Bible, le diable est nommé l'« accusateur ». Emily fait le travail inverse : ce que la vie a de plus lumineusement frêle trouve en elle son ultime défenseur. Et à l'ombre qui reste, elle donne cet air-là. Même si parfois elle se nomme « fille de Satan »  – feignant d'être désolée de ne pouvoir suivre ses amies qui, en troupeau, remettent à Dieu et à Mary Lyon la clé de leurs songes , on ne peut entendre dans cette diablerie des notes au centre de la nuit, guère plus qu'une angélique récréation. Il faut que tout respire et chante en nous, même le néant.

C'est chez tante Lavinia qu'elle a découvert à quoi sert un piano : à tenir à distance quand on en joue même avec des petites mains tremblotantes d'enfant perdu l'insupportable chagrin de se savoir abandonnée. Un piano peut vous mettre à l'abri des orages, tout comme la page d'un livre pur. Emily souhaite un temps devenir pianiste jusqu'à ce qu'un récital d'Anton Rubinstein, à Boston, l'en dissuade : elle n'arrivera jamais à autant d'excellence dans la musique. Elle s'enfonce définitivement dans la veine aurifère de l'écriture après ce concert. Le piano, ce ne sera plus que la promenade nocturne dans la cour de la prison : quelques instants pour sortir de la cellule du crâne, en appuyant bien ses doigts sur le clavier, comme on enfonce un semis dans le sol.

 

La nuit a trouvé sa reine, il y a quelqu'un chez les Dickinson qui ne dort presque jamais. Des fleurs maladroites s'ouvrent dans l'air à deux heures du matin. Personne ne s'en plaint, pas même les invités des Dickinson, souvent tirés de leur sommeil par la complainte du « diable ».

La dame blanche
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